vendredi 11 mars 2016

4. [L'Ascension du Haut-Mal] Où comment réutiliser un exposé oral pour un article futile

Couvertures
Damoiselles, damoiseaux,
Je faisais la dernière fois un bref résumé très succinct et peut-être même erroné des BD du réel, et je finissais sur un cliffhanger des plus palpitants : L'Ascension du Haut-Mal est un inclassable dans les BD du réel.
L'Ascension du Haut-Mal est une autobiographie en six tomes de David B. qui raconte le combat de sa famille contre le Mal dont est victime son frère : l'épilepsie.
Et là mon article paraît déjà brinquebalant. Pourquoi qu'il raconte que c'est inclassable si c'est une autobiographie ? Ben attendez, ça va débuter.
ÉTAPE N°1 : ON EST CHACUN UN DAVID B. IMPUISSANT
Commençons par le plus évident : on est dans une autobiographie. On commence au tome 1 en 1964 (publié en 1996) quand David B. à ses cinq ans ne s'appelle pas encore David B. mais Pierre-François Beauchard, dit Fafou, et on termine au tome 6 en 1997 (publié en 2003), alors que David B. âgé de trente-huit ans s'appelle David B. pour le monde commun.
Je sais pas pour vous, mais pour moi, une autobiographie, ça a des airs barbants. On écoute quelqu'un raconter sa vie, youpi… Si je connais pas le quelqu'un en question, ben je bute dès le début. Mais comme je vous parle d'une bonne BD écrite par un bon auteur, David B. trouve une parade à l'ennui. Au lieu de simplement raconter ses souvenirs en les mettant dans l'ordre et dire :
"En 1964, j'habitais à Orléans, avec mes parents, mon frère et ma sœur. La guerre d'Algérie était finie depuis deux ans mais je ne savais pas encore qu'elle avait eu lieu. Je savais que De Gaulle était président de la République."
David B. fait ça :
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Saucisson-dans-l'escalier, le jeu en vogue des années 60.
Un bête changement de conjugaison : l'indicatif présent au lieu de l'indicatif imparfait. Eh ben ça change beaucoup de chose. Déjà, ce changement de temps dénote que David B. ne raconte pas ses souvenirs, mais revit son passé. Il n'a pas déjà fini de jouer à Jeanne d'Arc avec sa sœur en s'en souvenant avec nostalgie en regardant une chaise en osier vide devant une grande vitre à laquelle frappe d'enhardies gouttes de pluie (il pleut toujours avec hardiesse à la fenêtre, quand on est nostalgique, c'est connu), mais il est en train de jouer à Jeanne d'Arc avec sa sœur.
Mais également, raconter sa biographie au présent plutôt qu'au passé offre au lecteur la possibilité de voir l'histoire s'écrire en même temps qu'on la lit. On n'a pas la conjugaison qui nous titille l'œil en permanence pour dire : "eh, eh, c'est fini tout ça". On sait déjà que c'est fini, ça se passe en 1964, De Gaulle est président et les pièces de cinquante centimes ont un trou au milieu. David B. vit en direct son passé, et nous aussi.
Dire "je suis, je vois, je fais" plutôt que "j'étais, je voyais, je faisais", permet au lecteur de s'incarner dans le personnage de Fafou.
Le graphisme est également employé dans ce but. Les visages sont minimalistes, résumés par l'essentiel : un rond, un nez, des yeux, une bouche et des cheveux. Un visage un peu plus détaillé, et on se serait dit : "tiens, ça c'est David B. je reconnais bien sa tronche". Au lieu de ça, on se dit : "tiens, une coquille creuse que je peux occuper" (c'est fou ce qu'on se dit, quand même). Fafou devient un avatar au travers duquel on se sent touché par les éléments qui touchent Fafou.
Par le texte et le dessin, le "je" de Fafou devient notre "je" qu'on emploie tous les jours pour dire : "je viens de lire un article incroyablement futile sur l'Ascension du Haut-Mal". Notre implication dans l'histoire devient palpable.
MAIS POURQUOI VOULOIR UNE IMPLICATION DU LECTEUR DANS L'HISTOIRE ?
Un lecteur non-impliqué dans l'histoire, c'est un lecteur qui arrêtera sa lecture à n'importe quel moment sans y revenir. Un lecteur impliqué, c'est l'assurance de garder ce lecteur jusqu'au bout. Peu importe vers où mènera l'histoire.
Et pour le coup, David B. écrit son histoire pour une raison : la faire lire. Ce serait bête de rater ça avec quelque chose qui lui tient autant à cœur. (Je parle pour lui parce qu'il est pas là, et les absents ont toujours tort. Toc !)
De plus, il ne raconte pas qu'une simple suite d'événements. Il raconte ce qu'il y a dans sa tête. Son univers imaginaire et son passé s'associent pour donner une représentation de ses impressions. Et si le lecteur ne suit pas l'histoire comme si c'était la sienne, il risque de perdre l'envie de poursuivre sa lecture.
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Se nourrir, un Combat Ordinaire...
Est-ce qu'on continuerait à lire un livre qui montre le combat contre une blanquette de veau, l'amitié avec un grain de riz, l'acupuncture d'un monstre qui sort d'un nombril, si on n'était pas impliqué dans l'histoire ? Non, il faut qu'un personnage puisse relier tout ça sans nous perdre, et ça passe par l'empathie de l'incarnation.
Du coup, Fafou/David B. nous refile une autobiographie où il essaie de faire de son histoire l'histoire de chaque lecteur en le faisant pénétrer dans sa tête.
Mais entrer dans la tête d'un auteur, ça peut être dangereux pour la santé mentale.
MYTHES OU MYTHO ?
Dans la tête d'un auteur, c'est toujours le bordel. Y a surtout du noir à foison, c'est bien connu. Mais c'est sans compter que pour David B., la guerre, et par extension la mort, est une notion importante dès son enfance. Les hordes de mongols sous le joug de Gengis Khan qui mènent des batailles sans merci, les samouraïs faisant couler le sang de leurs ennemis à flot, Attila le Hun et ses confrères guerriers de l'Empires des Steppes… Toutes ces figures martiales, piochées dans ses lectures, l'accompagnent partout. Puis viennent le fantastique et l'ésotérisme. Des fantômes, puis celui de son grand-père, et enfin le trio de sa Trinité : la Mort, la Création et le Mal.
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Ici, David B. frime avec ses amis imaginaires trop classe. Moi j'avais un canard à vareuse comme ami imaginaire. Moins classe.
Mais ce qui est important à remarquer, c'est que son imaginaire n'est pas séparé de la réalité. Les deux ne forment qu'une seule chose : la réalité de David B. On ne voit dans l'Ascension qu'un seul regard, celui, subjectif, de l'auteur : tout ce qu'il n'aime pas est un ennemi, et un ennemi, c'est forcément un monstre ; la maladie de son frère est le pire des ennemis, elle est un monstre à pattes aux arrières-goûts de dragon chinois ; le maître en macrobiotique est un chat car il a des traits félins ; son grand-père ressemble à un oiseau au moment de sa mort, alors son fantôme sera un oiseau. La réalité s'altère entre le vécu et les souvenirs que David B. entretient.
ChatGrand-pèreDragon
Y a un air de ressemblance, avouez.
Fafou se construit son propre univers qu'il mélange au réel pour créer une armure faite de dérision afin d'affronter le monde adulte et la mort. Son imaginaire, qu'il tire de fictions ou de livres d'ésotérismes, prennent graphiquement consistance et gagnent en intensité au fur et à mesure que l'histoire avance, jusqu'à ce qu'il les mette lui-même en fiction.
Fin 4 et 5
Dernière planche du tome 4 : David B. dans son armure.
Dernière planche du tome 5 : David B. sortant de son armure.
Notons l'amusante l'intertextualité présente lorsque David B. insère dans son récit des pages de rêves, similaire à celles qu'il a pu réaliser pour Cheval Blême, un recueil BD de ses cauchemars. À partir de ce moment, le récit de sa vie fictionnée dans l'Ascension commence à atteindre peu à peu le récit de sa vie réelle.
Cheval blême
La différence entre cette page de Cheval Blême et celle de l'Ascension du Haut Mal ?
Sept ans, deux mois et neuf jours.
Raconter sa vie de façon à ce que chacun puisse s'y voir, être en empathie et comprendre les choix des personnages, c'est aussi devoir sortir d'une suite d'évènements chronologiques afin de donner une explication ou une précision supplémentaire qui manquait au récit. David B. interrompt donc régulièrement son histoire en insérant des aller-retours temporels, pour confronter sa vision de l'époque avec celle de sa famille, ou pour glisser des informations qu'il n'avait alors pas.
Dès le premier tome, David B. parle à un moment de sa relation avec son grand-père, et enchaîne directement avec sa mère en 1996 qui lui raconte aussitôt l'histoire de son grand-père pendant la Première Guerre Mondiale.
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Gardez bien les trois dernières cases en tête, parce que j'attaque dessus tout de suite, là, maintenant.
En trois cases, il enchaîne trois temps différents. Son passé, son présent, et le passé de son grand-père.
Continuant sur le thème de la guerre, il ajoute l'expérience de son autre grand-père en 39-45, puis celles de diverses personnes, dont Jacques Lob, sur la guerre d'Algérie. (Je vous ai déjà dit que la guerre et la mort était récurrent chez David B. ?) S'ensuit une discussion entre David B. auteur de 1996 et Fafou enfant de 1964. Cette rencontre entre deux versions de lui-même vient rajouter au mélange des couches du réel. Cette histoire ne vient pas se situer dans une frise chronologique, mais bien dans sa tête. La réalité telle que nous la raconte David B. n'est pas une ligne droite claire et définie, mais un mélange de différents vécus dont les limites sont poreuses.
Ou encore, dans le tome 2, le récit s'interrompt de nouveau pour montrer à voir une discussion entre lui et sa mère, pendant qu'il écrit l'Ascension, où elle lui demande de modifier des éléments de l'histoire afin de modérer la vision que pourrait avoir les lecteurs sur la maladie de son fils et sur son arrière-grand-mère. À ce moment, on enchaîne avec la vie de l'arrière-grand-mère de la mère de David B. Mais une hésitation toque à l'esprit du lecteur attentif : est-ce que l'histoire est narrée par un David B. auteur, ou par sa mère, elle-même, s'emparant de la narration inscrite dans les récitatifs ?
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Une preuve, s'il en est, que David B. fait finalement un reportage sur la censure maternelle dans sa propre œuvre. 
Et finalement, cette question se retrouve d'une façon globale dans l'ensemble des livres, car ces différents entremêlements de passés et présents, de témoignages et de discussions en famille (qui ressemblent à des interviews familiales), n'aident pas à savoir qui raconte l'histoire.
Le David B. auteur qui met en scène son passé ? Le Fafou enfant qui raconte ce qu'il est en train de vivre ? Le Pierre-François frère de Jean-Christophe qui témoigne de l'évolution de la maladie ? Les souvenirs pluriels de sa famille qui accentuent le contexte narratif ?
Cette interrogation peut laisser à penser que David B. ne jongle pas de casquette en casquette de narrateur, mais qu'il les porte simultanément. Il ne cherche pas simplement à témoigner, ni à documenter, ni à dépeindre une réalité objective, mais à détailler diverses histoires de sa famille, encastrant le présent dans le passé et le passé dans la mémoire, tout ce qui lui semble avoir de près ou de loin pour dénominateur commun un rapport avec le combat de sa famille contre le Haut-Mal de son frère.
Finalement, pour raconter l'évolution de la maladie de son frère, David B. a choisi de partir de son point de vue, de raconter sa vie et son expérience, tout en y ajoutant celles de ses connaissances proches. Grâce à ça il parvient finalement à tisser les différentes histoires qui unissent sa famille et à créer en six volumes une mythologie familiale intéressante et qui ne demande qu'à être partagée.
Autobiographie, éléments de fiction, témoignages, interviews, mythes… Si vous trouvez pas avec ces éléments qu'on atteint l'étiquette de "passe-partout" du réel pour cette Bande Dessinée, j'me demande ce qu'il vous faut !

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